Le test du protocole de suivi a débuté en début d’après-midi en cette fin novembre 2020.
Dans ce fond de vallon encaissé qui ne voit plus le soleil depuis un bon mois désormais, la température est négative. Le sol est gelé par endroit. Les embruns du torrent forment par places des plaques de gel millimétriques. Celles-ci sont décelables par le technicien mais, bien malgré lui, avec les glissades qu’elles occasionnent…
Voilà une heure environ qu’il longe le cours d’eau aux rives abruptes. Parfois des détours sont nécessaires. Des petites barres empêchent une progression rectiligne. Des rochers humides et gelés entravent certains accès qui auraient été aisés en période plus chaude. L’agent scrute chaque rocher, chaque confluence avec sa paire de jumelles, appareil photographique en bandoulière. Il ne voit rien depuis des heures hormis les remous du torrent pas encore figés par l’hiver. Voilà qui ne saurait tarder.
Malgré la lassitude qui s’installe, les pieds mouillés depuis quelques minutes dus à un pas malencontreux, il semble observer un mouvement animal au travers de ses jumelles. Après quelques secondes de recherches, il ne voit rien et pense à une illusion qui arrive parfois lorsque l’on longe un torrent. A force de subir le mouvement de l’eau, on croit voir bouger les cailloux !
Puis, à quelques mètres, sur l’autre rive il semble encore déceler pendant une fraction de seconde une impulsion. Il pense même que l’animal en question est franchement sombre. Puis… plus rien. Il arrête alors de regarder aux jumelles et prend un peu de recul. Voilà que quelques secondes plus tard, presque une minute, il observe enfin l’animal plus longtemps. Sa robe contrastée, sombre dessus et claire dessous et sa taille ne font aucun doute. Il s’agit d’une de ces deux musaraignes aquatiques de forte corpulence qui vivent le long des torrents de montagne.
Par chance, il peut l’observer plusieurs minutes, fouinant à travers le pierrier rivulaire et les feuilles fraichement tombées cet automne. Puis, la voilà qui s’approche du cours d’eau et saute dedans. A plusieurs reprises, elle plonge, remonte sur le bord ou un caillou émergé puis refait ce manège. La bête est en chasse….
Il se souvient alors, il y a une bonne dizaine d’années, sa première observation de ce taxon Neomys. Il faisait -15 degrés, peut-être plus froid encore ! La neige bordait un cours d’eau situé franchement plus haut en altitude. Et il avait vu ce micromammifère plonger et replonger à maintes reprises et s’ébrouant après chaque remontée. Il avait halluciné alors de ce spectacle par des températures pareilles. Il avait même demandé confirmation de cette observation à une tierce personne qui l’accompagnait pour être certain qu’il ne rêvait pas. Plus rare encore, aujourd’hui, il peut immortaliser la scène à l’aide de son appareil photographique. Il tente d’abord des photographies. Mais, celles-ci, en raison de la constante et rapide évolution de l’animal et de la luminosité faible, sont toutes floues… De manière générale, les photographes le disent, prendre un cliché d’hermine n’est pas simple. Aujourd’hui, pour cet animal hyperactif et dans ces conditions…c’est pire ! Il pense alors à prendre une vidéo.
L’espèce observée par cet agent ne peut être identifiée formellement à vue. Il s’agit là d’un Crossope aquatique (Neomys fodiens) ou d’un Crossope de Miller (Neomys anomalus), les deux seules espèces de musaraignes protégées sur le territoire national. Ces deux espèces, insectivores n’hibernent pas et, compte-tenu de leur métabolisme, se doivent de se nourrir intensément durant la journée, absorbant par conséquent leur propre poids par 24 heures. Certainement plus pour les femelles allaitantes ! Leur reproduction a lieu entre avril et septembre. Après une gestation d’une vingtaine de jours, la femelle met bas entre 3 et 12 jeunes d’environ 1 gramme.
Jadis, on prêtait des différences morphologiques évidentes entre les deux espèces. La Crossope aquatique, plus inféodée aux milieux lotiques, présenterait une frange de soies à la queue et du poil aux pattes postérieures. Elle serait plus grosse aussi, faisant d’elle la plus grande musaraigne d’Europe ! Sa salive toxique lui permettrait de neutraliser des invertébrés aquatiques ou terrestres, vers, escargots et même amphibiens, petits poissons, écrevisses, mammifères et oiseaux. La Crossope de Miller aurait une face inférieure plus grisâtre, une queue nettement plus courte et de section ronde….
Mais ce n’était sans compter sur l’avènement de la génétique qui devait clarifier la situation. Et de clarification… il n’y a pas eu ! Car ces différences morphologiques ne semblent pas corroborées par des différences génétiques ! C’est là une des disparités notable entre les taxonomistes actuels qui utilisent de plus en plus la génétique pour distinguer les espèces (voire les sous-espèces, variétés, etc.) et les agents de terrains, gestionnaires, qui tentent simplement de mettre un nom sur un taxon sur la base de critères morphologiques pour pouvoir ensuite émettre des idées pour la conservation et la gestion des espèces ou de leurs habitats. Par ailleurs, il est nécessaire de souligner que ces derniers critères morphologiques ne sont pas toujours évidents à noter selon leur taille, la possibilité de capture de l’animal et... la fugacité de l’observation !
Qu’importe pour cette fois, le technicien « bancairisera » la donnée au niveau du genre « Neomys » car à ce niveau de classification taxonomique, cette seule observation est importante. En effet, en regardant la base de données publique Biodiv’Ecrins du Parc national voisin, le contact de ce genre reste relativement rare. Depuis 1995, seules 5 observations de Crossope de Miller sont validées contre 17 observations de Crossope aquatique depuis 1978 ! A noter également que la majeure partie des données homologuées au niveau de l’espèce en région PACA le sont à partir d’individus trouvés morts le long des cours d’eau….
Les deux espèces sont semi-aquatiques. Plus que des menaces directes qui pèsent sur elles, l’artificialisation de leurs habitats (uniformisation des berges, calibrages de cours d’eau, drainages des zones humides par exemple) et la pollution des eaux affectent leurs populations.