© Lucien Mariotte
À l’époque, il était classé par l’UICN comme espèce menacée d’extinction. Le bouquetin avait pratiquement disparu depuis le XIXe siècle et il ne restait alors qu’une poignée d’individus dans le Parc du Grand Paradis, en Italie. Mais fort heureusement, l’histoire du bouquetin s’est entremêlée avec la naissance des idées de protection de la nature : ainsi la première loi qui a institutionalisé ce concept (la loi fédérale suisse de 1876) parlait déjà de sa réintroduction ; la création des premiers Parcs nationaux européens visait sa protection.
L’histoire du bouquetin est ainsi très emblématique. Il s’agit d’une espèce propre aux milieux rupicoles ensoleillés et qui échappait facilement aux prédateurs naturels, et même aux humains, en grimpant de quelques dizaines mètres en paroi abrupte. Il était très difficile à chasser et il fallait être alpiniste pour s’en approcher. Mais l'invention des armes de longue portée au XVIe siècle change la donne : l'espèce est alors véritablement décimée par l'Homme. Depuis, le bouquetin est devenu le symbole d'une réintroduction réussie et un beau succès en matière de protection de la nature.
En France, cela commence en 1963, avec la création du Parc de la Vanoise mais le statut d’espèce protégée est issu de la première loi française sur la protection de la nature de 1976 (un siècle après la Suisse…). Une politique active est alors initiée, avec des programmes de recherche et des opérations de réintroduction. Puis un plan de restauration de l’espèce est mené à partir des années 1990. Si l’on fait un bilan aujourd’hui, on peut dire que c’est une réussite dont on peut être fier !
Le Queyras avait été choisi car il était pressenti comme un site majeur, un nœud de colonisation avec beaucoup de corridors écologiques en étoile, à la confluence des Alpes du Nord, des Alpes du Sud et de l’Italie. Cela s’est révélé juste et l’on constate des liens avec les populations italiennes, celles du Mercantour et aussi plus au Nord. Maintenant, la colonisation est aussi en train de se faire vers des territoires situés à l’ouest du Queyras. On espère qu’elles atteindront Serre-Ponçon et la vallée du l’Ubaye. Mais c’est un processus lent, qui peut prendre 10 à 20 ans entre chaque nouvelle implantation naturelle, c’est pour cela que l’on pratique la réintroduction.
Il s’agit là d’une question d’éthique. En termes de biologie de la conservation, cette espèce en danger d’extinction a été sauvée. Cela pourrait amener à revenir sur son statut de protection intégrale mais comme il reste beaucoup de massifs à recoloniser pour restaurer son aire de répartition originelle, et que cette espèce est considérée comme un emblème de la protection de la nature réussie, cela soulèverait beaucoup de contestations. De plus, le bouquetin interfère peu avec les autres espèces de montagne. Le besoin de régulation n'existe pas à ce jour. Les rudes conditions de vie en haute montagne régulent naturellement sa population, notamment en hiver. Quand la capacité d'accueil maximale d'un site est atteinte, la population se stabilise. Un dernier point est à considérer : si la restauration du bouquetin des Alpes est réussie, la même problématique commence tout juste dans les Pyrénées et il faut conserver le statut de protection forte pour accompagner les réintroductions.
C’est l’un des sujets de préoccupation scientifique majeur traité en biologie de la conservation du bouquetin. Cette espèce a connu beaucoup de goulots d’étranglement génétiques. Cela s’est produit quatre fois au cours de son histoire. Au XIXe siècle, on compte moins d’une centaine d’individus sur la planète. Au début du XXe siècle, pour reconstituer l’espèce, les Suisses créent deux parcs d’élevage à partir de quelques individus capturés dans le Grand Paradis afin de relâcher leurs descendants. Les huit populations majeures actuelles se sont constituées à partir de ces quelques individus relâchés. Puis toutes les réintroductions de la seconde moitié du XXe siècle ont été effectuées directement à partir de bouquetins capturés dans ces populations, puis leurs populations-filles. Au cours de ces cinq dernières années, un programme international a été mené sur cette thématique qui était déjà pointée dans le plan de réintroduction. Cela a confirmé qu’il s’agit d’un des mammifères où l’on compte le moins de variabilité génétique. Aussi l’enjeu de conservation est maintenant qualitatif, après la première phase qui a permis de reconstituer des effectifs importants : il s’agit d’enrichir cet aspect génétique en immisçant dans les populations actuelles, des bouquetins de Vanoise et du Grand Paradis, qui sont les deux populations indigènes qui ont perduré, il s’agit donc du pool originel en génétique. Pour ce qui concerne le Queyras, les animaux réintroduits venaient directement de la Vanoise. Et comme il faut 25 à 30 individus pour avoir un pool avec une bonne variabilité génétique, le Queyras est bien loti pour cela ! D’autant plus qu’il y a beaucoup d’échanges avec les populations italiennes et celles du Mercantour et de l’Ubaye.
On peut dire clairement qu’il n’y a pas de concurrence entre les deux espèces - à part peut-être autour des pierres à sel ? -, car elles n’occupent pas le même biotope. En hiver, le bouquetin se trouve sur les parois rocheuses exposées au soleil, tandis que le chamois préfère le couvert forestier. Le ressenti de concurrence chamois / bouquetin exprimé par plusieurs observateurs provient d’un phénomène qui n’a pas de lien de cause à effet mais qui est expliqué par une concomitance dans les faits. Le Chamois a connu son âge d’or dans les années 1980-90, après avoir connu une forte régression en raison d’une chasse importante. Avec la mise en place des plans de chasse et une gestion raisonnée, les populations ont alors beaucoup augmenté, ont atteint leur point culminant, puis se sont stabilisées en régressant d'un tiers. On se retrouve donc aujourd’hui avec moins d’individus que lors de ce pic, cela est classique en dynamique des populations. Cela se voit partout (dans les Écrins, etc.) quand une population est bien installée et confortée sur plusieurs décennies. De plus, on n’a plus les plus grandes chevrées qui pouvaient compter jusqu’à 100 ou 200 individus, puis elles se fractionnent en plus petits groupes familiaux, structurés autour de la grand-mère, la mère et la fille. On a alors l’impression en tant qu’observateur naturaliste que l’espèce est en train de diminuer et cela s’est fait en même temps que le bouquetin était en train d’augmenter, ce qui conduit à "surinterpréter » la situation comme étant de cause à effet.
On se retrouve avec deux histoires un peu parallèles : le plan de restauration français, pour lequel le Queyras était un site majeur pour la reconquête des Alpes et, côté italien, dans le même temps, le repeuplement dans différentes vallées alpines comme le val Pô, le val Varaita, etc. Ces populations se sont ensuite rejointes grâce aux corridors écologiques. On a ainsi découvert la capacité du bouquetin à voyager pour mener une colonisation spontanée et à installer ses quartiers d’été et ceux d’hiver dans des endroits qui peuvent être éloignés de 50 km. Pour la petite histoire, l’un des mâles que l’on a lâché à la Roche écroulée est allé jusqu’en Italie par la rive droite du Guil, puis il est remonté au Nord, avant d’être arrêté par l’autoroute, à 12 km de la Vanoise où il avait été capturé. Il a ainsi parcouru 70 km en quelques jours !
Pour revenir aux voisins, un travail est mené pour mettre les protocoles en commun. Les gardes de la Réserve de Ristolas ont des contacts très réguliers avec leurs homologues transalpins. Quand on essaie de repérer les sites d’hivernage pour voir comment les populations augmentent, par exemple, cela se fait avec les Italiens.
Les choses ont beaucoup progressé avec la technologie. Dans les années 80, on mettait des bagues colorées aux oreilles. Dans les années 90, on est passé aux balises avec radio émetteur, ce qui permettait de localiser les bêtes et de suivre les trajets. Lorsque l’émetteur ne bougeait plus pendant 8 heures, on recevait un signal et c’était un indicateur de mortalité. Aujourd’hui, on est passé au collier GPS, avec une collecte de données par satellite. On n’imaginait même pas les capacités de déplacement des bouquetins et leur fidélité au territoire. À une semaine près, on les retrouve au même endroit chaque année. Concernant la colonisation, c’est la génération d’après qui s’en charge. Le facteur limitant pour ces colliers GPS, ce sont les piles qui ne tiennent qu’un ou deux ans. Alors on a mis en place un système de décrochage automatique du collier pour ne pas embêter les bêtes à vie. Quant à la capture, c’est un processus assez lourd : soit on les anesthésie, soit on installe un système de trappe en falaise.
Dans le Queyras, lors des deux opérations de réintroduction, il y a eu une grosse mobilisation à chaque fois. Cela faisait chaud au cœur. Surtout de voir les écoliers de presque toutes les communes présents à 7 h du matin pour assister aux lâchers. Et puis, lors du premier trajet – on passait par l’Italie, de Modane à Montgenèvre puis on remontait le Guil -, on avait fait le voyage de nuit, pour que les animaux soient le moins stressés possible. Lorsque les douaniers ont vu la bétaillère, ils ne savaient pas quoi faire car ils ne trouvaient pas les bouquetins dans leur code. Ils ont failli ne pas nous laisser passer… Mais les jours suivants, ils nous attendaient pour les voir ! Je me souviens également de Jeannot Meyssimily, du Parc, qui conduisait à 2 à l’heure car il avait peur de brasser les bêtes…
© Tangui Le Saux